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II.1.1. La législation sur l'interruption volontaire de grossesse 20 . On ne reviendra pas bien entendu sur l'adoption difficile, et pour beaucoup déchirante, de cette loi qui a marqué une évolution majeure de nos moeurs et de nos concepts de la personne humaine. Pourtant les cicatrices ne sont pas encore totalement refermées, comme en témoigne, par exemple, le rapport du professeur Israël Nisand du 19 mars 1999 sur les difficultés d'application de l'interruption volontaire de grossesse (cf pour un résumé la RDSS de juillet/septembre 1999 p 499). Cette loi, après avoir, dans son article premier, affirmé que " la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi", prévoit deux cas d'interruption volontaire de grossesse : - a ) L'interruption volontaire de la grossesse pratiquée avant la fin de la dixième semaine ( art L 162-1 à L 162-11 du C.S.P.) La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à son médecin l'interruption de sa grossesse (art L 161-1 ). Elle doit observer une certaine procédure consistant en une première consultation médicale (art L 162-3), puis une consultation d'ordre social (art L 162-4 ), enfin ,une semaine après la première consultation , elle doit confirmer par écrit sa demande d'I.V.G. (art L 162-5). - b ) L'interruption volontaire de la grossesse pratiquée pour des motifs thérapeutiques ( art L162-12 et L 162-13 du C.S.P.) Elle peut être pratiquée à toute époque si deux médecins attestent, après examen et discussion, que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme ou qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. 21.Il ressort de renseignements communiqués par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques du ministère de l'emploi et de la solidarité que les IVG de la première catégorie représentent en écrasante majorité par rapport aux IVG de nature thérapeutique. Sur un nombre total d'I.V.G. qui, entre 1995 et 1998, oscille entre 193987 et 212103, le nombre d'I.V.G. décidées pour des raisons thérapeutiques est, respectivement, de de 2212 et 3026, soit 1,1 % et 1, 4 % . Dans le cas de Mme P... sa demande d'I.V.G. aurait relevé de la première catégorie puisque, compte tenu des dates, si l'erreur n'avait pas été commise elle aurait été dans le délai de 10 semaines pour faire procéder à une interruption de sa grossesse. Cet élément n'a d'ailleurs fait l'objet d'aucune contestation devant les juges du fond qui tous ont reconnu que la possibilité d'une I.V.G. lui était ouverte. Et, à supposer même qu'elle ait dépassé ce délai de 10 semaines, elle aurait obtenu l'accord de deux médecins pour une I.V.G. thérapeutique compte tenu de l'exceptionnelle fréquence et gravité du risque (cf supra n° 2) et du fait qu'il n'existe aucun moyen curatif des conséquences de l'atteinte d'un foetus par la rubéole. 22 . Il nous parait utile d'ajouter quelques observations sur cette législation et les contestations dont elle a fait l'objet devant le juge constitutionnel et le juge administratif car les solutions données sont de nature à avoir une incidence sur les appréciations de l'Assemblée plénière dans le présent pourvoi . Un certain nombre de parlementaires ont saisi le Conseil constitutionnel en faisant valoir que cette loi aurait été contraire à des engagements internationaux de la France et à des droits de l'homme . Le Conseil constitutionnel s'est prononcé le 15 janvier 1975 (décision n° DC 74-54, qui a fait l'objet de nombreux commentaires tels ceux de MM Bey, Eissen, Favoreu et Philip, Franck, Hamon, Rideau, Rivero, Robert (Jacques ) Roujou de Boubee, Ruzic, Schwartzengerg). S'agissant des traités , le Conseil s'est déclaré incompétent. S'agissant des droits de l'homme, il a écarté les griefs en énonçant, en substance, d'une part, que la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une IVG était respectée, d'autre part, que cette loi n'admettait qu'il soit porté atteinte au principe du respect de tout humain dés le commencement de la vie, rappelé dans son article 1er, qu'en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu'elle définit. On attirera en particulier l'attention sur le concept de liberté de la personne qui recourt à l 'I.V.G., c'est-à-dire la femme elle-même, comme le constatait par exemple M.Bey au J.C.P. 1975, II, 18030, tout en regrettant qu'il ne soit tenu compte ni de la collectivité, ni du père . 23 .Or ce père est intervenu à l'occasion d 'un important arrêt d'assemblée du Conseil d'Etat, l'arrêt Lahache rendu aux conclusions particulièrement éclairantes de M. Genevois (CE 31 octobre 1980, rec p 403 ; D 1981 p 38 concl. Genevois ; J.C.P. 1982 II 19732 note f. Dekeuver-Desossez). Un mari , dont l'épouse avait fait interrompre sa grossesse dans un hôpital public, soutenait que cet établissement de santé avait commis une faute car, selon lui, sa femme ne se trouvait pas dans une état de détresse légitimant le recours à une I.V.G. Le mari soutenait donc la thèse, défendue par certains, suivant laquelle il devait y avoir un contrôle de l'état de détresse invoqué par la mère. M Genevois, s'appuyant notamment sur une analyse rigoureuse des textes et des travaux préparatoires, a défendu fermement l'idée suivant laquelle "l'état de détresse mentionné dans la loi de 1975 est donc une notion purement subjective que la femme apprécie souverainement , sauf s'il s'agit d'une femme mineure non mariée . Les consultations organisées par la loi, qu'il s'agisse de celle d'un médecin exigée par l'article L 162-3 ou de celle d'un organisme à vocation sociale, qui est prévue par l'article L 162-4 , sont destinées à éclairer la femme sur la portée de son choix mais non à substituer sa décision à celle d'un tiers". Et dans son arrêt le Conseil d'Etat a clairement décidé qu'il n'appartenait qu'à la femme majeure "d'apprécier elle-même si sa situation justifie l'interruption de la grossesse". En décider autrement aurait d'ailleurs vidé la loi d'une grande partie de sa portée et fait des consultations une véritable inquisition humiliante et traumatisante pour la femme. Celle-ci n'est même pas tenue de révéler les mobiles de sa décision de recourir à une I.V.G. au médecin ou au service social, et ces derniers n'ont aucun droit de l'interroger sur ces mobiles; ils ne peuvent que prendre acte de l'état de détresse discrétionnairement affirmé par la femme et lui donner les informations - concernant en particulier les risques de l'intervention et les aides dont elle peut bénéficier pendant sa grossesse et après la naissance de l'enfant si elle décide de le garder - énumérées par les articles L 162-3 et L 162-4. Mais la conscience des médecins est évidemment préservée puisqu'ils ont la liberté, elle aussi discrétionnaire, de refuser de pratiquer une I.V.G. (art L 162-8). 24 . Pourtant, malgré ces deux décisions qui situaient clairement l'I.V.G. sur le terrain de la seule responsabilité de la femme et sur son appréciation totalement libre et discrétionnaire d'y recourir (bien entendu dans les conditions légales) des controverses se sont poursuivies - et se poursuivent encore - sur le point de savoir s'il existait réellement "un droit à l'avortement" pouvant s'opposer à un "droit à la vie". Et au nom de ce dernier droit il a été soutenu qu'il était légitime de faire entrave à une I.V.G., ce que la chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté par son arrêt du 31 janvier 1996 (Crim. bull n° 57 p 147 ) en relevant que " l'état de nécessité, au sens de l 'article 122-7 du code pénal, ne saurait être invoqué pour justifier le délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse, dès lors que celle-ci est autorisée, sous certaines conditions, par la loi du 17 janvier 1975." La chambre sociale de la Cour de cassation a même été saisie d'une affaire dans laquelle une assurée sociale demandait à l'URSSAF de lui rembourser une fraction des cotisations de sécurité sociale en faisant valoir qu'elle avait été affectée à des dépenses en relation avec l'interruption volontaire de grossesse. Le tribunal des affaires de sécurité sociale l'ayant déboutée de sa demande, elle a formé un pourvoi qui a été rejeté au motif que "l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantissant à toute personne le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ne confère pas le droit d'invoquer ses convictions pour s'opposer à l'affectation, quelle qu'elle soit , des cotisations sociales conformément à la législation en vigueur" (Cass. ch. Soc. 9 décembre 1993 Bull n° 309 p 210 ). Cette formule de la chambre sociale n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'observation de M Genevois qui, dans ses conclusions précitées, après avoir émis une réserve personnelle quant au fait que le reconnaissance de l'I.V.G. comporterait uniquement des aspects positifs, souligne qu'il ne se sentait pas "autorisé à faire prévaloir une éthique personnelle sur la volonté clairement manifesté par le parlement de la République". D'aucuns auraient gagné à s'inspirer de cette réflexion de dignité .... Plus récemment encore des associations ont contesté devant le Conseil d'Etat la légalité d'arrêtés relatifs, notamment, à la détection du risque de trisomie 21 foetale en soutenant que de tels examens portaient atteinte au droit à la vie de l'enfant. Par deux arrêts des 7 mai 1999 (Req 192902) et 10 juin 1999 (Req 186479), le Conseil d'Etat a rejeté des recours en relevant en particulier l'inopérance des griefs au regard de l'article 16-1 du code civil. 25. On citera enfin, toujours au regard de ces combats incessants contre la loi de 1975 au nom de l'affirmation d'un droit à la vie censé légitimer toutes les formes d'opposition, la chronique de Mme Jacqueline Rubellin-Devichi "Le droit et l'interruption de grossesse" parue au numéro 69 du 7 juin 1996 des "Petites affiches" où, après avoir fait notamment référence à des décisions de la Cour de justice des communautés européennes (4 /X/91 RDSS 1992 p 49 note Dubouis) et de la Cour européenne des droits de l'homme (29/X/92 R.D.S.S. 1993 p 37 note Dubouis), elle souligne que "la question de la légitimité de l'I.V.G. ne saurait se poser en termes de droits, droit de l'enfant à la vie, droit de la femme à l'avortement .... Il y a une liberté, celle de la femme dont il convient seulement de se demander si et dans quelle mesure cette liberté est limitée par le respect que les lois du 17 janvier 1975 et du 29 juillet 1994 (alinéa 1 de l'article 16 du code civil ) garantissent à tout être humain dés le commencement de la vie" ( on rappellera que l'article 16 du code civil dispose que " la loi assure le respect de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie". On peut en définitive estimer que le recours à l 'interruption volontaire de grossesse, qu'il s'agisse, pendant les dix premières semaines, d'une I.V.G. sans autre condition que l'affirmation par la femme de son état de détresse, ou, après la dixième semaine, d'une I.V.G. soumise au contrôle médical de la mise en péril grave de sa santé ou d'une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection incurable d'une particulière gravité, s'analyse comme une modalité de la liberté inaliénable, discrétionnaire et strictement personnelle de la femme de décider ou non d'interrompre sa grossesse. Nul ne peut se substituer à elle dans ce choix, ni le lui imposer, ce qui signifie que relève d'une pure ineptie juridique l'opinion suivant laquelle un enfant né affecté d'une handicap pourrait mettre en cause la responsabilité de sa mère pour n'avoir pas eu recours à un avortement. Il ne peut être sérieusement soutenu en droit français que la logique de l'action en "wrongful life" conduirait à transformer la faculté d'avortement reconnue à la mère en obligation. Retenir une responsabilité reviendrait en effet à dire, en violation de la loi du 17 janvier 1975, qu'un avortement pourrait être imposé à la mère contre son gré. Ainsi, à supposer que dans la présente affaire Mme P... ait été exactement informée de son absence d'immunité contre le rubéole et du risque pour le foetus, et qu'elle ait néanmoins décidé de ne pas recourir à une I.V.G., son enfant n'aurait strictement aucun droit de rechercher la responsabilité de sa mère. Quant à la mise en cause de la responsabilité du père, elle est également impossible puisque tout repose sur la seule liberté discrétionnaire de la femme. Cette liberté est bien entendu encadrée par la loi, mais c'est là un trait commun à toutes les libertés. Et, s'agissant d'une liberté, dés lors qu'il y est porté atteinte, se pose la question de la responsabilité administrative, civile, ou pénale, de celui qui y porte atteinte. |
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