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II.1.2. La responsabilité et le préjudice en matière d'I.V.G. On examinera successivement la jurisprudence avant les deux arrêts de la première chambre civile du 26 mars 1996 , puis ces deux arrêts et enfin l'arrêt du Conseil d'Etat du 14 février 1997. a) bilan jurisprudentiel avant les deux arrêts de la première chambre civile du 26 mars 1996 26. Cette responsabilité a été très rapidement recherchée devant le juge administratif à l'occasion de l'arrêt d'assemblée du Conseil d'Etat "Dell R..." du 2 juillet 1982 , rec p 266 aux conclusions de M .Michel Pinault publiées à la R.D.S.S. 1983, p 95, avec une note de F. Moderne à la G.P. du 14 avril 1983. Les faits étaient simples : une jeune femme avait subi dans un hôpital public une I.V.G. de la première catégorie, c'est-à-dire pour motif non thérapeutique. Mais il s'est avéré que cette intervention n'avait pas réussi car la grossesse de Melle R... s'était poursuivie et elle avait mis au monde un enfant normalement constitué. Elle a engagé une action devant le juge administratif en soutenant que l'échec de l'IVG , imputable selon elle à l'hôpital, lui avait causé un préjudice du fait de l'obligation où elle s'était trouvée de mener à terme une grossesse qu'elle avait souhaité interrompre et d'élever son enfant. Le Conseil d'Etat n'a même pas examiné si la responsabilité de l'établissement de santé pouvait être engagée et sur quel terrain (faute? risque?). Il s'est situé d'emblée sur le terrain du préjudice . Il a jugé "que la naissance d'un enfant, même si elle survient après une intervention pratiquée sans succès, en vue de l'interruption de grossesse demandée dans les conditions requises aux articles L 162-1 à L162-6 du C.S.P. par une femme enceinte, n'est pas génératrice d'un préjudice de nature à ouvrir à la mère un droit à réparation par l'établissement hospitalier où cette intervention a eu lieu, à moins qu'existent, en cas d'échec de celle-ci , des circonstances ou une situation particulière susceptibles d'être invoquées par l'intéressée". Le Conseil d'Etat est d'ailleurs allé plus loin que son commissaire du gouvernement puisque, si celui-ci soutenait fermement qu'à elle seule la naissance d'un enfant non désiré ne pouvait constituer un préjudice, il estimait que dans le cas d'espèce de Melle R... il existait une situation particulière (mère célibataire aux revenus très modestes) justifiant l'attribution de dommages intérêts. On s'est donc interrogé sur le sens de la formulation du Conseil d'Etat relative à des "circonstances ou situation particulière" permettant une indemnisation et d'aucuns ont pensé à la naissance d'un enfant handicapé. 27 .L'arrêt du Conseil d'Etat "Mme K..." du 27 septembre 1989 (rec. 176; G.P. 1990 .2.421 concl. M.Fornaciarri) est parfois présenté comme confirmant cette interprétation. Mais cette opinion est erronée. En effet, comme le constate l'arrêt lui-même, c'est l'intervention tendant à l'I.V.G. qui avait causé un traumatisme au foetus et était à l'origine de la malformation de l'enfant. On était donc sur le terrain classique du dommage subi par un enfant du fait même d'un acte médical (l'I.V.G. étant comme on le sait un acte médical) et non sur celui du dommage inhérent au seul échec de l'I.V.G. sans que le foetus ait été traumatisé par la tentative d' I.V.G. . 28 .La cour de cassation a pris pour la première fois position sur la question par l'arrêt de sa première chambre civile du 25 juin 1991 (bull n° 213 p 139. D 1991 Jur. P 566 note Philippe le Tourneau ). Les faits étaient pratiquement identiques à ceux de l'arrêt "Dell R..." du 2 juillet 1982 : échec d'une I.V.G. demandée par une jeune fille de 22 ans mère célibataire, et elle même orpheline de mère et née de père inconnu, et naissance d'un enfant normalement constitué. La jeune fille demande réparation. La cour de cassation a approuvé la cour d'appel de l'avoir déboutée car " l'existence de l'enfant qu'elle a conçue ne peut, à elle seule, constituer pour sa mère une préjudice juridiquement réparable, même si la naissance est survenue après une intervention pratiquée sans succès en vue de l'interruption de la grossesse (...) qu'en l'absence d'un dommage particulier qui, ajouté aux charges normales de la maternité, aurait été de nature à permettre à la mère de réclamer une indemnité, la cour d'appel a légalement justifié sa décision" (la cour de cassation condamne cependant par un attendu un motif révoltant de la cour d'appel qui, pour rejeter l'action de la mère, s'était fondée sur la possibilité qu'elle avait d'abandonner son enfant à la naissance). 29. Il y avait donc convergence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation pour condamner par principe toute possibilité de réparation d'une naissance non désirée, en l'absence d'un dommage particulier s'ajoutant aux obligations afférentes à l'entretien et à l'éducation d'un enfant. Et cette convergence s'étendait même au plan international puisque des juridictions de plusieurs autres pays ont statué dans le même sens Si on relie cette position jurisprudentielle des deux ordres à l'analyse de l'I.V.G. comme constituant une modalité de la liberté inaliénable et strictement personnelle de la femme d'avoir ou non un enfant (cf n°25), on aboutit à l'idée que celui qui porte atteinte à cette liberté n'encourt aucune responsabilité. Il faut qu'à cette atteinte, s'ajoute la naissance d'un enfant handicapé, ce qui a été confirmé un arrêt du 16 juillet 1991 (Civ. I bull n° 248 p 162) d'autant plus topique qu'il concerne, comme dans le présent pourvoi, une rubéole. Lors de l'examen médical prénuptial, un médecin avait omis de prescrire à la femme l'examen sérologique de la rubéole, pourtant obligatoire comme on l'a indiqué au n° 2 . Puis, lorsqu'elle fût enceinte, un autre médecin généraliste, malgré des symptômes de rubéole de la mère, s'abstint de prescrire un test de recherche, tandis qu'un gynécologue ne prescrivait pas un deuxième examen nonobstant les résultats d'un premier faisant état d'anticorps. Un enfant naquit atteint de graves séquelles contractées par le foetus in utero du fait de la rubéole de la mère. La cour d'appel avait condamné le médecin qui n'avait pas prescrit la sérologie de la rubéole lors de l'examen prénuptial en estimant qu'il avait fait perdre à l'enfant la chance d'éviter de supporter les conséquences de la rubéole contractée par sa mère en début de grossesse. Le pourvoi formé sur ce point a été rejeté, de façon tout à fait classique d'ailleurs car dés lors que la réalisation d'un examen médical était de nature à empêcher la réalisation d'un dommage, son absence génère un préjudice consistant dans la perte de chance d'éviter ledit dommage. Un arrêt n° 234 D de la première chambre civile du 3 février 1993 - pourvoi n°Y9112391 - avait ainsi retenu qu'un médecin, qui avait commis des fautes à l'occasion d'examens tendant à détecter une toxoplasmose, dont les conséquences sur le foetus pouvaient être soignée in utero avec une probabilité de succès évaluée à 97% , avait fait perdre à l'enfant la chance de naître indemne des conséquences de cette toxoplasmose. Mais, s'agissant des deux autres médecins, la cour d'appel avait écarté leur responsabilité au motif qu' ils n'avaient aucun moyen de prévenir les malformations dues à une rubéole congénitale. Ce chef de l'arrêt a été cassé dés lors "qu'en ne procédant pas aux examens qui leur auraient permis d'informer les époux des risques que présentait l'état de grossesse de l'épouse, les médecins n'avaient pas rempli l'obligation de renseignement dont ils étaient tenus à l'égard de leur patiente et qui aurait permis à celle-ci de prendre une décision éclairée quant à la possibilité de recourir à une interruption de grossesse thérapeutique." Cet arrêt admet donc nettement que la perte de la possibilité pour la mère de recourir à une I.V.G. est de nature à engager la responsabilité du médecin dés lors que l'enfant est né handicapé. Et là encore on rejoint la position de plusieurs juridictions étrangères admettant que la mère qui a été privée de la possibilité de recourir à une I.V.G. justifie d'un préjudice indemnisable lorsque l'enfant venu au monde se révèle handicapé. On citera ainsi un arrêt de la Cour de cassation fédérale d'Allemagne du 16 novembre 1993, ou encore les décisions de plusieurs juridictions des US A admettant l'action en " Wrongful birth", c'est -à-dire l'action engagée par les parents d'un enfant né avec des troubles physiques ou mentaux lorsqu'une faute du médecin les a privés de la possibilité d'exercer en toute connaissance de cause leur choix quant à la poursuite ou l'interruption d'une grossesse. Pour une étude comparative récente on renverra à celle publiée par le professeur Basil Markesinis, de l'université d'Oxford, dans l'ouvrage édité par Clarendon press à Oxford et paru en 1998 "The law of obligations" "Essays in celebration of John Fleming", sous le titre "Reading through a foreign judgment", pages 261 à 279), ou encore aux études du professeur Vernon Valentine Palmer, professeur à l'université de Tulane (U.S.A.).
b)Les deux arrêts du 26
mars 1996 (Civ. I bull 155 et
156) 30 . Le même jour la première chambre a rendu deux arrêts qui, pour la première fois, soulevaient la question de fautes ayant empêché une mère soit de recourir à une I.V.G., soit de s'abstenir de procréer, et des préjudices pouvant en découler pour l'enfant lui-même . Il s'agit de ce que la doctrine anglo-saxonne appelle l'action en "Wrongful life". On ne reviendra pas sur l'arrêt publié sous le numéro 156 puisque, comme on l'a vu , il s'agit de l'affaire P... elle-même . Mais la première affaire, n° 155, mérite qu'on l'expose brièvement car elle soulève un problème voisin. Il s'agissait d'un conseil génétique favorable donné au porteur d'un anomalie héréditaire, ce conseil s'étant avéré erroné en ce sens que l'enfant né était porteur du handicap de son père. La cour d'appel, ayant estimé que ce conseil génétique procédait d'une faute, a condamné le médecin à réparer à la fois le préjudice personnel des parents et celui de l'enfant. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé, tant en ce qui concerne le préjudice des parents que celui de l'enfant. S'agissant de ce dernier l'attendu de rejet est ainsi rédigé : "Mais attendu que les juges du fond ont pu considérer que la faute commise par le praticien en donnant un conseil qui n'avertissait pas les époux Y..d'un risque de réapparition dans leur descendance des troubles dont M .Y était atteint était en relation directe avec la conception d'un enfant atteint d'une maladie héréditaire ; que dés lors leur décision condamnant M X.. à réparer les conséquences dommageables définitives des troubles de l'enfant est légalement justifié". La seule différence avec la présente affaire est que l'alternative n'est pas vie handicapée ou I.V.G., mais vie handicapée on non conception.
c) L'arrêt du Conseil d'Etat du 14 février 1997 31. Cet arrêt (rec. 44) a introduit une divergence entre la Cour de cassation et le Conseil d'Etat en ce qui concerne le préjudice de l'enfant. Les faits, tels qu'il ressortent à la fois de l'arrêt et des conclusions du commissaire du gouvernement, Mme Valérie Pecresse, publiées à la fois au recueil et à la R.F.D.A. de 1997, p 374, suivie d'une note de M Mathieu, sont les suivants : Une femme enceinte de 42 ans avait, compte tenu du risque à cet âge de mettre au monde un enfant affecté de trisomie 21 ("mongolisme"), subi dans un hôpital public un examen prénatal par amniocentèse, dont la fiabilité est de près de 100% lorsqu'il est réalisé dans les règles de l'art. Cet examen a pour but de permettre à la mère de décider d'une I.V.G. et certains médecins refusent d'y procéder, eu égard aux risques inhérents à l'amniocentèse qui peut provoquer un avortement spontané, lorsque la mère décide a priori qu'elle n'aura pas recours à une I.V.G. même en cas de test positif. En l'espèce le résultat de cet examen avait été présenté à la mère comme ne révélant pas d'anomalie chromosomique, mais l'enfant né par la suite était cependant affecté d'une trisomie 21. La faute du centre hospitalier a été retenue et la cour administrative d'appel de Lyon, par un arrêt du 21 novembre 1991 , l'avait condamné à réparer à la fois le préjudice des parents et celui de l'enfant . La position de cette cour administrative d'appel était donc identique à celle que la cour de cassation a adopté par ses deux arrêts du 26 mars 1996 , à savoir que le préjudice propre de l'enfant pouvait être indemnisé et pas seulement celui de la mère et du père . 32 .Le Conseil d'Etat a admis le préjudice des parents et, outre l'allocation d'une somme de 100 000 francs à chacun d'eux au titre de leur préjudice moral, des troubles dans leurs conditions d'existence et de certains éléments des préjudices matériels, il a condamné le centre hospitalier à leur verser pendant toute la durée de la vie de l'enfant une rente mensuelle de 5000 F au titre des charges particulières, notamment en matière de soins et d'éducation spécialisée qui découleront pour les parents de l'infirmité de leur enfant. Par contre il a annulé l'arrêt en ce qui concerne le préjudice propre de l'enfant dans les termes suivants qu'il nous parait nécessaire de citer intégralement : "Considérant qu'en décidant qu'il existait un lien de causalité directe entre la faute commise par le Centre hospitalier régional de Nice à l' occasion de l'amniocentèse et le préjudice résultant pour le jeune Mathieu de la trisomie dont il est atteint, alors qu' il n'est pas établi par les pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'infirmité dont souffre l'enfant et qui est inhérente à son patrimoine génétique, aurait été consécutive à cette amniocentèse, la cour administrative d'appel de Lyon a entaché sa décision d'une erreur de droit". |
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