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II.1.3. La problématique du lien de causalité 33. Il ressort ainsi clairement du motif précité que le Conseil d'Etat s'est placé sur le terrain du lien de causalité entre la faute du centre hospitalier et la trisomie 21 affectant l'enfant. Par contre la cour de cassation retient un lien de causalité dans ses deux arrêts du 26 mars 1996 à propos de la rubéole et d'une affection génétique. La première discussion doit donc se faire sur ce terrain. 34.On connaît évidemment les diverses catégories élaborées par la doctrine sur le lien de causalité entre une faute et un préjudice : - équivalence des conditions : tout fait, fût-il éloigné, sans lequel le dommage ne se serait pas produit est réputé causal. - proximité des causes : seule la dernière cause est retenue, mais il y a des nuances de doctrine avec les concepts de causalité efficiente, directe, immédiate. - causalité adéquate : seule la cause prépondérante, c'est-à-dire celle qui comporte la possibilité objective du dommage réalisé, est retenue. La jurisprudence, aussi bien administrative que judiciaire civile, n'utilise pas cette terminologie, tout en se rattachant plutôt au concept de causalité adéquate, encore appelé dans la doctrine administrative théorie des "conséquences normales". 35. Mais on peut douter que le recours à l'une ou l'autre de ces théories soit pertinent. Si la matière n'était aussi douloureuse, on serait même tenté de reprendre la formule de Patrice Jourdain, qui, dans son commentaire à la RTD civ de 1996, p 623, des deux arrêts du 26 mars 1996, observe que la constatation suivant laquelle les séquelles subies par l'enfant ont pour cause la rubéole est une " lapalissade sans portée". De même , relever que la trisomie n'est pas imputable à l'erreur commise dans la réalisation de l'amniocentèse ou que le conseil génétique erroné n'est pas la cause de l'affection génétique, participe du constat d'une évidence biologique confinant au truisme. Le doyen Nerson a certes mis en lumière ce qu'il appelle un "mouvement de biologisation du droit" ("Les progrès scientifiques et l'évolution du droit familial" Etudes offertes à G.Ripert, T 1 Paris p 403 ; "L"influence de la biologie et de la médecine moderne sur le droit civil" , R.T.D. civ. 1970, p 661) . Pour autant il ne faut pas oublier ce qui est réellement en question dans ce type d'affaires et, au delà de la biologie, songer à ce qui relève de notre compétence, c'est-à-dire le droit. 36. Or ce qui est en question - et la encore Patrice Jourdain l'a exactement souligné aussi bien dans son commentaire précité que dans le Traité de droit civil, "les conditions de la responsabilité" rédigé avec Mme Geneviève Viney (L.G.D.J., édition de juin 1998, n° 249-3 ) - c'est de savoir si sans les fautes commises les dommages auraient pu être évités .On rejoint d'ailleurs là un adage ayant valeur de norme constante du droit de la responsabilité, à savoir que "qui peut et n'empesche pêche " (Antoine Loisel , "Institutes coutumières" , 1607). Dans le drame du sang contaminé, l'origine biologique du virus contaminant se trouvait chez les donneurs, pourtant il ne viendrait à l'idée de personne de soutenir que ceux qui pouvaient empêcher la distribution du sang vicié avaient bien une responsabilité dans la contamination des receveurs. Il faut dès lors centrer la réflexion sur la nature et le contenu des obligations pesant sur le médecin et le laboratoire dans le présent pourvoi. 37 . Depuis l'arrêt Mercier du 20 du 20 mai 1936 (D 1936, p 88 à 96, note Etienne Picard, rapport Josserand et conclusions Matter), la relation d'un médecin libéral avec son patient est analysée comme une relation contractuelle qui met à la charge du praticien l'obligation de donner des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science. Et, après cet arrêt majeur, plusieurs dizaines d'autres arrêts de la cour de cassation ont méthodiquement construit le contenu même de ce contrat médical, c' est-à-dire les obligations qu'il impose au médecin et la responsabilité en découlant en cas d'inexécution . L'arrêt Le Bail, rendu le 15 juin 1937 par la chambre des requêtes de la Cour de cassation ( G.P. , 1937, 2° sem . p 411) est d'ailleurs particulièrement éclairant puisque, après avoir repris les termes de l'arrêt Mercier, il précise que " la violation ou l'exécution défectueuse par le médecin de son obligation contractuelle est sanctionnée par une responsabilité de même nature". Et, vis-à-vis des autres professionnels de la médecine - tels les cliniques ou les laboratoires - la relation est également contractuelle et repose sur l'exigence de soins ou de prestations consciencieux et attentifs (arrêt "clinique sainte Croix" rendu par la chambre civile de la Cour de cassation le 6 mars 1945 (D.1945 p 217). L'originalité et la richesse du droit de la responsabilité contractuelle est justement dans cette particularité qu'elle a de constituer "le prolongement de l'obligation préexistante qui est issue du contrat", suivant l ' expression de Jean Luc Aubert, Yvonne Flour et Eric Savaux dans leur récent ouvrage (Armand Colin, juin1999) "Les Obligations" 3. " Le rapport d'obligation " n° 172. Et le mythique "traité pratique de droit civil français" de Planiol et Ripert, tome VI, les obligations par Paul Esmein, édition de 1952 n° 376 et suivants exprimait déjà une idée du même ordre : la responsabilité contractuelle c'est le manquement à des obligations résultant du contrat , manquement qui peut être sanctionné soit sur un terrain purement objectif si l'obligation est de résultat - ou déterminée -, sauf force majeure, soit sur le terrain de la faute si l'obligation, comme en matière médicale, est de moyens. Comme l'observe Jacques Ghestin dans son Traité de droit civil, "les obligations . Le Contrat Formation", L.G.D.J., 2° édition, n° 162 à 164, on rejoint l'idée chère à Hans Kelsen de cette essence du contrat qui est la participation même des assujettis à la règle qu'il crée, étant précisé que dans cette création de la norme contractuelle le juge peut intervenir soit par défaut (si la norme n'est pas assez définie dans la convention), soit par autorité (si certaines clauses du contrat sont illicites). Pour reprendre encore l'ouvrage précité sur "le rapport d'obligation" , "l'obligation contractuelle préalable est le fondement même d'une responsabilité contractuelle dont l'objet est, précisément, d'en assurer le respect" 38 . Il convient donc de rechercher dans la présente affaire qu'elle était l'obligation contractuelle du médecin et du laboratoire, qui, tous deux étaient contractuellement liés à Mme P... (cf n° 1 et 2 ). Cette obligation contractuelle est simple à définir d'après la relation constante des faits des juges du fond : Le médecin et le laboratoire devaient donner à Mme P... grâce au séro-diagnostic de la rubéole, une information lui permettant d'exercer le choix qu'elle avait fait de recourir à une I.V.G. si elle présentait une rubéole en cours. Et l'exercice de ce choix, expression de sa liberté personnelle et discrétionnaire (cf supra n° 25 in fine), a été empêché par l'erreur commise. Le handicap de l'enfant apparu peu après sa naissance est donc bien la conséquence directe de la faute commise par le médecin et le laboratoire puisque sans cette faute il n'y aurait pas eu de handicap. Il n' y aurait pas non plus eu de vie, mais cette conséquence - qui soulève évidemment de redoutables difficultés éthiques et juridiques que nous aborderons dans la dernière et plus importante partie de cette réflexion - est sans incidence sur l'appréciation du lien de causalité entre la faute commises par le médecin et le laboratoire en manquant à leur obligation contractuelle telle qu'elle vient d'être précisée - à savoir donner à Mme P... les éléments lui permettant, pour empêcher le handicap, de recourir à une I.V.G. - et le dommage apparu, c'est-à-dire le handicap de l'enfant. 39 . On ajoutera pour être complet - bien que ce point n'ait jamais été contesté - qu'il est indifférent que le contrat n'ait été formé qu'entre Mme P...et le laboratoire. Dès lors que l'inexécution fautive de l'obligation née de ce contrat a eu des conséquences sur l'enfant, il peut invoquer cette faute, envisagée comme un fait juridique, au soutien de son action en dommages intérêts. De très nombreux arrêts ont ainsi, dans l'hypothèse de fautes médicales commises à l'occasion d'un accouchement, admis la réparation tant du préjudice de la mère que de celui de l'enfant qu'elle a mis au monde (par exemple Civ. I 7 juillet 1998 bull n° 239 p 165 , 4° sommaire). Il y a certes eu des hésitations
sur le fondement de l'action d'un tiers au contrat qui subit un préjudice du
fait de l'inexécution d'une obligation née de ce contrat. En matière de
contrat de transport l'arrêt "capitaine d'artillerie Noblet" du 6 décembre
1932 (S1934 p 81 ) avait ainsi estimé que la personne transportée stipulait nécessairement
en faveur de son conjointe et des ses enfants qui pouvaient ainsi se prévaloir
du régime de l'obligation de sécurité de résultat. S'agissant de sang
contaminé par le microbe de la syphilis un arrêt du 17 décembre 1954 (J.C.P.
G 1955 II 8490 note Savatier) reposait aussi sur la notion de stipulation pour
autrui. Plus récemment, en matière de produits sanguins contaminés par la
V.I.H., la première chambre a interprété les articles 1147 et 1384 du code
civil à la lumière de la directive du 25 juillet 1985 en décidant que "tout
producteur est responsable des dommages causés par un défaut de son produit,
tant à l 'égard des victimes immédiates que des victimes par ricochet , sans
qu'il y ait lieu de distinguer selon qu'elles ont la qualité de partie
contractante ou de tiers" (Civ. I 28 avril 1998 ;bull n°158 p 104 et
JCP 1999 II G 10088) .Il a aussi été fait appel dans le passé à la notion ,
difficile à comprendre et à cerner au point qu'elle relève d'une forme de
sophisme, de violation d'une obligation envisagée en elle-même indépendamment
de tout point de vue contractuel (par exemple Civ. I
9 octobre 1962,bull n° 405). Mais - se reliant à un courant ancien parfaitement exprimé par Etienne Picard dans sa note déjà citée sous l'arrêt Mercier du 20 mai 1936 où il observait "qu'un même rapport de droit peut être générateur à la fois de responsabilité contractuelle et de responsabilité délictuelle", - la doctrine moderne, en particulier M. Jean-Luc Aubert, Mme Flour et M .Savaux dans leur ouvrage déjà cité sur " le rapport d'obligation", n° 183 souligne que le véritable fondement du droit pour un tiers d'obtenir la réparation du dommage que lui cause un manquement contractuel est celui de l'opposabilité du contrat : "Le tiers victime, qui invoque un manquement contractuel au soutien de sa demande d'indemnisation, ne prétend pas s'introduire dans le rapport d'obligation contractuel : il se borne à faire valoir le fait de son inexécution, comme tout tiers peut invoquer la situation de fait constituée par le contrat, qu'il soit ou non exécuté". Par un arrêt du 15 décembre 1998 ( Bull.Civ. I . n° 368 ), puis du 18 juillet 2000 (Bull .civ I n° 221 ), la première chambre a d'ailleurs très nettement affirmé, au visa des articles 1165 et 1382 du code civil que "les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l'exécution défectueuse de celui-ci lorsqu'elle leur a causé un dommage, sans avoir à rapporter d'autre preuve". 40 . Il nous semble donc possible de conclure que l'appréciation du droit qu'à un enfant de demander la réparation du préjudice consécutif à un handicap d'origine endogène ne peut se faire sur le terrain simpliste, sinon erroné, du lien de causalité envisagé biologiquement . A cet égard l'arrêt attaqué qui, pour écarter la reconnaissance d'un préjudice de l'enfant, insiste dans ses motifs (cf supra n° 15) sur le fait que la faute des praticiens est " étrangère " aux conséquences de la rubéole est donc contestable .C'est en réalité sur le terrain du principe fondamental du respect de la personne humaine que pourrait se trouver, le cas échéant, la justification d'un refus de réparer le préjudice de l 'enfant. Là est le véritable coeur de la difficulté . |
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