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 3°) Les implications de l’action de vie préjudiciable.

                                Elles concernent à la fois le droit des personnes, celui de la responsabilité et le développement d’un eugénisme “privé”.

                a) Le droit des personnes (l’émergence du droit de ne pas naître).

                                “L’une des fonctions assez méconnue de la responsabilité civile, a écrit Mme G. VINEY, consiste non seulement à assurer le respect des droits subjectifs déjà consacrés mais aussi à en faire apparaître d’autres qui ne sont pas encore reconnus ou formulés.[42] En décidant d’accueillir l’action de l’enfant, notre jurisprudence reconnaît qu’il a subi un préjudice indemnisable mais on s’aperçoit qu’il est difficile d’exprimer ce préjudice en termes de violation d’un droit déterminé.

                                D’où la position négative adoptée sur ce point par  la cour d’appel d’Orléans, à l’instar d’autres juridictions du fond.

                               

                                Ainsi, le tribunal de grande instance de Montpellier a-t-il  considéré “qu’admettre la recevabilité de l’action de l’enfant reviendrait à lui reconnaître une appréciation sur la décision initiale de ses parents de le concevoir et de mener à terme une grossesse ayant donnée la vie[43].

                                Plus nettement encore, la cour d’appel de Bordeaux a jugé que “si un être humain dès sa conception est titulaire de droits, il ne possède pas celui de naître ou de ne pas naître, de vivre ou de ne pas vivre et sa naissance ou la suppression de sa vie ne peut être considérée comme une chance ou une malchance dont il peut tirer des conséquences juridiques” [44].



                                Néanmoins, pour fonder le droit à réparation du préjudice de vie dommageable, il faut bien que l’enfant ait été titulaire d’un droit et que celui-ci ait été violé.  Il ne peut s’agir  que du droit de naître  “normal” -  si tant est que des critères de normalité puissent être proposés - et à défaut, du droit à “l’euthanasie prénatale” - selon l’expression de M. J. HAUSER[45]  -  qui serait le pendant de la faculté d’avorter accordé à la mère. Tout ceci n’est guère plausible.

                                S’il existait, ce droit de ne pas naître serait d’ailleurs opposable à tous. Aux personnels de santé en cas de négligence de leur part mais aussi aux parents qui décideraient de concevoir un enfant sachant qu’ils risquent de lui transmettre une grave anomalie génétique ou qui, malgré un diagnostic prénatal alarmant,  laisseraient  la grossesse aller jusqu’à son terme. Il serait opposable en particulier à la mère qui pourrait engager sa responsabilité lorsque, avant ou pendant sa grossesse, elle s’est livrée à des comportements compromettants pour la santé de l’enfant ou qu’elle s’est refusée à des soins qui auraient été utiles.

                                La logique de l’action en wrongful life conduit à transformer la faculté d’avortement reconnue à la mère en obligation pour celle-ci dont le libre arbitre est ainsi totalement dénié. C’est la dialectique de la loi du 17 janvier 1975 qui se trouve renversée puisque pour ne pas nuire à autrui la mère serait tenue de subir une interruption volontaire de grossesse alors que cet acte -on l’oublie parfois- peut présenter des risques pour elle-même (article L 162-3, 1° du code de la santé publique). Il n’est pas surprenant que la doctrine soit unanime à rejeter toute action d’un enfant handicapé contre ses parents en se fondant sur des considérations d’intérêt public mais aussi d’ordre moral, le fait de donner la vie ne pouvant être assimilé à une faute[46]                Si la constitution de partie civile de la mère agissant en qualité de représentante légale de sa fille mineure née à la suite d’un viol incestueux a été admise par la chambre criminelle c’est, semble-t-il, non pas du fait de sa naissance mais en raison des circonstances de sa conception dont l’auteur du viol est directement responsable . L’enfant, victime d’une situation traumatisante, peut ainsi demander réparation à son géniteur (Cf. Cass. Crim 4 février 1996, B n° 43, D 1999, Jurispr. p. 445, note D. BOURGAULT-COUDEVYLLE, JCP 1999, II, 10178, note I. MOINE-DUPUIS ; cf. également, D 1999, M. T. CALAIS-AULOY, Point de vue : La vie préjudiciable)..

                                C’est également une question de dignité, celle des parents : l’action en wrongful life implique une discrimination entre les parents de bonne qualité “biologique” et les autres qui devraient s’abstenir de procréer. [47]

                                Ajoutons que la logique de cette action restrictive des droits de l’infans conceptus voué à être infirme  lui dénie le droit le plus fondamental, celui à la vie (l'arrêt doit être corrigé sur ce point) et ne lui reconnaît qu’un droit spécifique - celui à la mort miséricordieuse ? - qui ne peut servir qu’à sa disparition. Dans le même ordre d’idées, Mme M.A. HERMITTE a montré la contradiction qu’il y a “à considérer que l’enfant handicapé puisse user de sa qualité de sujet de droit pour demander la réparation du dommage qui résulte du fait qu’il n’a pas été avorté par ses parents, ce qui l’aurait empêché de devenir sujet de droit[48]. En somme, l'enfant plaide ou on lui fait plaider qu'il n'aurait pas dû exister.



b)                                                                   Le droit de la responsabilité civile (l’affirmation d’une obligation de garantie).

                                Non moins paradoxale est l’évaluation du préjudice de l’enfant handicapé qui  pose la question fondamentale de la valeur de la vie dès qu’elle est donnée. S’agissant des actions en responsabilité “classiques” y compris celles pour dommages prénataux - un enfant pouvant naître infirme à la suite d’un accident survenu à sa mère et dont un tiers est déclaré responsable - les indemnités sont calculées en procédant à une comparaison entre la situation qui aurait été celle de la victime - elle serait en bonne santé - et sa situation actuelle de personne handicapée, la vie “normale” ayant une valeur positive et la vie diminuée une valeur négative. Dans l’hypothèse d’une action en wrongful life si l’anomalie supposée incurable avait été détectée, l’enfant ne serait pas né en meilleure santé, il n’aurait pas existé du tout dès lors que l’on présume que sa mère aurait nécessairement procédé à un avortement. En l’indemnisant on confère à l’absence de vie une valeur positive et à la vie normale une valeur nulle.[49]

                                Mais il convient surtout de mesurer les conséquences d’un courant jurisprudentiel qui, en sortant du lien de causalité et en imposant aux praticiens une véritable obligation de sécurité fait de “la conception et de la naissance de l’enfant une opération où les géniteurs seraient totalement déchargés de responsabilité au profit de l’accompagnement médical”[50].

                                On passerait ainsi d’un système de responsabilité à un système de garantie automatique, ce qui devrait être clairement dit. Toute naissance d’un enfant handicapé pourrait donner lieu à une action indemnitaire contre les médecins sans que l’on se préoccupe finalement de leur faute puisqu’aucun lien de causalité ne sera exigé avec le seul préjudice résultant de la naissance, opération qui comporte pourtant plus d’aléas que bien d’autres.

                                Cette obligation de garantie totale de naissance d’un enfant indemne qui équivaudrait à une implication au sens de la loi du 5 juillet 1985 risque de déresponsabiliser les médecins tant serait écrasante leur responsabilité car ils ne seraient plus seulement en charge de la maladie mais “en charge directe de la création des êtres” [51]

b)                                                                   La tentation de l’eugénisme.

                                L’autre conséquence prévisible de l’obligation de garantie mise à la charge des praticiens sera de les inciter, devant le plus léger doute, à préconiser l’avortement qui ne suscite aucune action.  Le “principe de précaution” tellement à la mode de nos jours ne peut être apprécié ici de la même façon qu’ailleurs. Il ne s’agit pas de prendre une mesure qui peut être inutile ou incommode  mais de décider de la suppression d’embryons humains, opération, que sans entrer dans des controverses maintenant closes légalement, on ne peut banaliser à l’excès.

                                La multiplication des tests de dépistage liée à la découverte de nouveaux gênes qui va accroître les risques d’erreur et de dommage ne manquera pas de renforcer cet eugénisme de précaution. Celui-ci s’ajoutera à l’eugénisme dit “familial”, les progrès de la médecine foetale [52], amplifiée par les médias, déterminant une attitude de plus en plus revendicative des parents, désormais en quête du “bel enfant”[53].

                                Il est, en tout cas, remarquable que l’esprit de générosité, le souci compassionnel -ou l’égoïsme ? [54] - qui sous-tendent la reconnaissance de l’action de vie préjudiciable ont pour effet de conférer un rôle “normalisateur” à l’avortement [55], rejoignant ainsi des conceptions doctrinales de sinistre mémoire auxquelles faisait allusion Mme V. PECRESSE en mentionnant “les vies qui ne valent pas la peine d’être vécues”[56], donc dépourvues de qualité.

                                Lui faisant écho, M. G. MEMETEAU s’inquiète des “tendances éliminatrices” de notre jurisprudence qu’il qualifie de “lacédémonienne”  [57]

                                Qu’on le veuille ou non, le préjudice de non-avortement n’est pas neutre. Il relève d’une logique d’élimination des “anormaux” qui heurte la conscience juridique.

                                On comprend pourquoi certaines juridictions ou législations étrangères s’opposent au principe même de  l’action en wrongful life. Des éléments d’information que nous avons pu recueillir, il ressort que, dans la quasi-totalité, les décisions de la justice américaine ont rejeté les revendications formées au nom de l’enfant, les juges  refusant que l’on puisse se plaindre d’être né ou toute comparaison entre la vie même diminuée et l’inexistence, les incohérences de l’action étant également fustigées[58]. Plusieurs Etats des Etats-Unis prohibent l’action de l’enfant.

                                La jurisprudence québécoise témoigne, elle aussi, de cette réserve : “Il est impossible, a estimé la cour d’appel, de comparer la situation de l’enfant après la naissance avec la situation dans laquelle il se serait trouvé s’il n’était pas né ; le seul énoncé du problème montre l’illogisme qui l’habite[59].

                                Dans un arrêt MC  KAY de 1977,  la cour d’appel d’Angleterre a jugé que le procès pour “vie non désirée” est contraire à l’ordre public et constitue une violation de la règle de la primauté de la vie humaine. Ce type de procès est d’ailleurs interdit par une loi, le Congenital Disabilities (Civil Liability) Act. de 1976.

                                Statuant sur la responsabilité contractuelle du corps médical dans le domaine du diagnostic prénatal et anteconceptionnel, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé, le 12 novembre 1997, qu’il y a lieu de distinguer entre l’existence humaine qui ne pouvant être considérée comme un préjudice est insusceptible d’un quelconque dédommagement et l’obligation d’entretien qui incombe aux parents de l’enfant handicapé.



                                Deux réflexions s’imposent, en conclusion.

                                La première concerne la légitimité de l’action de wrongful life. Le profit espéré d’une demande d’indemnisation formée au nom de l’enfant handicapé ne doit pas faire oublier qu’en termes de droits fondamentaux, admettre que sa naissance est un préjudice pour lui-même constitue une atteinte au respect de sa dignité.  Dans la mesure où elle tend, à travers l’avortement dit thérapeutique mais aux effets eugéniques, à une différenciation des handicapés de naissance qui ne peut que “renforcer le phénomène social de rejet des sujets considérés comme anormaux”, [60] l’action pour vie préjudiciable est contraire au principe formulé par l’article 16 du Code civil qui implique l’égale dignité des êtres humains.[61] Il s’ensuit que l’intérêt à agir de l’enfant n’est pas légitime.

                                La seconde réflexion, en forme de constat, porte sur le fait que les règles de la responsabilité civile ne sont pas adaptées à l’aide que sont en droit d’attendre les parents d’enfants handicapés pour leur entretien et leur éducation qui constituent une lourde charge. Cette aide relève  de la solidarité nationale [62] . C’est du droit social.[63] Des textes existent même si  - on ne peut que le regretter - les moyens mis en oeuvre ne sont pas à la hauteur des ambitions affichées.

                                C. D’après la seconde branche du deuxième moyen du pourvoi principal, la cour d’appel d’Orléans n’aurait pas répondu aux conclusions des époux P... faisant valoir qu’au préjudice personnel de l’enfant correspondaient pour les parents de lourdes charges matérielles et financières, si bien que la cour “qui admet le droit à réparation des parents pour leur préjudice matériel et moral ne pouvait rejeter toute indemnisation sans se prononcer sur ces conclusions mettant en évidence un préjudice indemnisable”.

                                Mais la cour de renvoi n’était pas saisie de la question du préjudice des parents, ce que relève d’ailleurs l’arrêt (p. 10, 4ème §). Le grief est inopérant.

                                D. Le troisième moyen du pourvoi principal fait reproche à l’arrêt attaqué d’avoir, en méconnaissance de l’article 693 du nouveau code de procédure civile, mis à la charge des demandeurs la totalité des dépens en incluant ceux afférents à l’expertise ordonnée par la cour d’appel de Paris pour déterminer le préjudice de Mme P... bien que la cour d’appel d’Orléans n’ait pas statué sur ce point.

                                Il est exact que le dispositif de l’arrêt cassé qui comportait plusieurs chefs de décision avait précisé que le docteur X... et le laboratoire étaient condamnés  “à tous les dépens y compris ceux d’expertise”. Or, ce chef du dispositif de l’arrêt de la cour d’appel de Paris n’est pas concerné par l’arrêt de la première chambre civile du 26 mars 1996 qui ne l’a censuré “qu’en ce qu’il a dit que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec les fautes commises et en ce qu’il a condamné à restitution”. Il ne pouvait en être autrement puisque la condamnation aux dépens du médecin et du laboratoire était justifiée du fait qu’ils étaient déboutés de leur contestation du préjudice des parents et l’expertise ordonnée pour évaluer celui de la mère.

                                C’est donc, à tort, que la cour d’appel d’Orléans a condamné les époux P... aux entiers dépens d’appel,  remettant ainsi en cause la décision sur les dépens  de la cour d’appel de Paris passée en force de chose jugée. La cassation est donc encourue - non pas au visa de l’article 693 qui est erroné mais à celui de l’article 623 du même code - et paraît pouvoir être prononcée par voie de retranchement et sans renvoi.

                                E. Le troisième moyen du pourvoi incident qui vise l’article 1382 du code civil, soutient, sans davantage s’en expliquer,  que  la CPAM a subi un préjudice propre du fait des prestations servies à l’enfant.

                                Ce moyen qui ne laisse pas de surprendre n’a pas été soumis à la cour de renvoi, l’organisme demandeur ayant conclu à la condamnation in solidum du laboratoire, du médecin et de leurs assureurs au remboursement de ses prestations en nature.  Nouveau et mélangé de fait, le moyen est  irrecevable. Toutefois ne vaut-il pas mieux répondre au fond afin d’éviter qu’il soit repris ultérieurement ? Certes, en cas de rejet de la demande d’indemnisation de l’enfant handicapé, la CPAM  ne pourra exercer le recours subrogatoire qui lui est ouvert par l’article  L 376-1 du code de la sécurité sociale au titre de la responsabilité civile de droit commun mais  les diverses prestations versées au profit de Nicolas P... l’ont été en vertu de l’article L 313-2 du même code  qui étend le bénéfice de l’assurance maladie aux enfants de l’assuré social. La CPAM qui n’a fait que se conformer à l’obligation mise à sa charge par la loi ne justifie, dès lors,  d’aucun préjudice qui lui soit propre.

*       *  

CONCLUSION

                                Si la question essentielle soulevée par les deux pourvois se situe à la frontière du droit et de l’éthique, cela ne signifie pas pour autant qu’elle se situe aux confins de la mission du juge. Elle permet de vérifier, une fois de plus, que l’office du juge est, dans le silence de la loi, d’adapter le droit aux moeurs ou, au besoin, de résister à l’évolution de celles-ci pour préserver les valeurs de la société qu’il estime devoir l’être. La tâche est ici d’importance car elle se rapporte à l’affirmation des nécessaires limites aux extraordinaires pouvoirs que, grâce à l’essor de la biologie et des techniques médicales de prévention ou de prédiction, nous sommes en voie d’acquérir sur nous-mêmes.

                                La décision que vous allez rendre aura valeur de principe et ne sera pas sans incidence sur l’évolution des interruptions thérapeutiques de grossesse et leurs tendances eugéniques ainsi que sur la notion de dignité de la personne humaine et, plus généralement, sur la conception de l’homme que le droit renvoie à la société.

                                Nous concluons en définitive :

1°) En ce qui concerne le pourvoi principal, au rejet des deux premiers moyens et à la cassation par voie de retranchement et sans renvoi sur le troisième moyen ;

2°) En ce qui concerne le  pourvoi incident, au rejet des trois moyens proposés et, partant, du pourvoi.

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