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                2°) Une action contestable au regard des conditions de la responsabilité civile.

                                Deux des trois composantes classiques du lien de causalité font difficulté.

 

a)                                                                   Les fautes.

                                Elles ne seront évoquées que pour la clarté du débat car elles ne sont plus en discussion.

                                La première faute, qui est celle du laboratoire de biologie médicale consistant en une erreur - reconnue - d’analyse d’un résultat sanguin, n’appelle pas d’observation particulière[15].


 

                                Ensuite, vient la faute du médecin qui a été de n’avoir pas provoqué un diagnostic complémentaire malgré des indices inquiétants[16] et non comme le lui reproche l’arrêt, de n’avoir pas donné à la patiente “tous les soins attentifs et diligents qu’elle était en droit d’attendre”. Ce grief est inopérant dès lors qu’en l’état des ressources de la science médicale, aucune thérapeutique n’était envisageable. Subsiste le manquement au devoir d’information et de conseil dont les juges du fond soulignent qu’il a pour finalité de recueillir le consentement libre et éclairé du patient.

                                En l’espèce, le conseil ne pouvait porter que sur l’avortement soit pour cause de détresse de la femme qui doit intervenir dans les dix premières semaines de la grossesse (article L 161-2 du code de la santé publique) et aurait été possible si la rubéole avait été immédiatement diagnostiquée, soit pour motif abusivement appelé thérapeutique -que guérit-on ?- la grossesse pouvant être interrompue à tout moment (article L 162-12 du code de la santé publique). Mais il ne suffit pas que le médecin ait failli à son obligation d’informer, son silence n’étant fautif que s’il a porté atteinte au droit d’autrui, à savoir la mère.

                                Du fait de sa libéralisation et d’un certain laxisme dans l’application de l’article L 162-12[17], l’avortement est-il devenu une liberté de la femme comme on l’a soutenu[18] ?

                                Rappelons, sans esprit de polémique, que la loi du 17 janvier 1975 dite loi Veil, prorogée par celle du 31 décembre 1979, n’a fait qu’écarter les poursuites pénales contre les auteurs et complices d’un avortement lorsque celui-ci est réalisé dans les conditions prévues par les articles précités du code de la santé publique.

                                C’est, fondamentalement, un texte d’exception, ce que confirme son article 1er dont les dispositions ont été reprises dans l’article 16 du code civil : “La loi garantit... le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie”. Mais l’avortement est, en toute hypothèse, un acte que la loi autorise sous certaines conditions et on ne saurait écarter a priori le principe même d’un préjudice lorsque la femme enceinte a été privée de la possibilité d’y recourir [19]                      Pour la doctrine pénaliste, le législateur a conservé sa dimension fautive à l’avortement (cf. MERLE et VITU, Droit pénal spécial éd. Cujas, tome II, n° 2099)..

                                Quoi qu’il en soit, Mme P... avait le droit d’être renseignée sur son état de santé et, par voie de conséquence, sur celui de l’enfant qu’elle portait[20]


 

. Toutefois, le manquement du médecin à son devoir d’information ne lèse que la mère ou les parents qui ont été faussement rassurés quant à l’absence de risque de handicap, ce dont ils souffrent personnellement. Cette faute ne peut donc servir de fondement à l’action de l’enfant. La distinction a été faite tant en doctrine[21] qu’en jurisprudence[22]. On aborde déjà la question de causalité sur laquelle se concentrent les critiques des pourvois.

a)                                           L’existence problématique d’un lien de causalité.

                                La cour d’appel de Paris avait rejeté la demande d’indemnisation du préjudice de Nicolas P... en se fondant sur l’absence de lien causal entre l’état de l’enfant et les fautes constatées. La première chambre civile a cassé cette décision, au visa de l’article 1147 du Code civil, en affirmant que “les parents avaient marqué leur volonté en cas de rubéole de provoquer l’interruption de grossesse et que les fautes commises... étaient génératrices du dommage subi par l’enfant du fait de la rubéole de sa mère”. Cette motivation elliptique met l’accent sur le dommage causé par la rubéole alors que les praticiens n’ont aucune responsabilité dans sa réalisation. C’est, croyons-nous, à juste raison que la cour de renvoi a jugé que les fautes médicales - qu’elles soient contractuelles on non[23]- ne sont pas à l’origine du handicap lequel résulte d’une contamination accidentelle, ni, en amont, de la rubéole contractée par la mère. Ces fautes ont d’ailleurs été commises après la conception comme le souligne l’arrêt attaqué. Nous ne sommes pas dans l’hypothèse où la décision des parents de mettre au monde un enfant a été influencée de manière déterminante par un diagnostic anteconceptionnel erroné ainsi qu’il paraissait avoir été dans l’autre affaire jugée le 26 mars 1996. Nul ne prétend  que l’enfant à naître ait été privé de soins de nature à empêcher ou à minorer les suites de la maladie, ce qui relèverait de la responsabilité médicale de “droit commun”. Il n’est pas davantage allégué que des fautes aient été commises pendant le suivi de la grossesse. La causalité est donc inexistante[24]. Même si l’on retenait la définition la plus large de la causalité, soit l’équivalence des conditions, la situation resterait inchangée. C’est sur ce terrain que s’est placé le Conseil d’Etat, dans son arrêt précité du 14 février 1997 (Epoux Q...), suivant en cela les conclusions du commissaire du gouvernement, Mme V. PECRESSE. En effet, la trisomie affectant l’enfant ne pouvait être la conséquence de l’erreur entachant les résultats de l’amniocentèse mais était “inhérente à son patrimoine génétique”. Le 20 février, le Conseil a diffusé un communiqué de presse rappelant que “le fait d’être en vie ne saurait être regardé comme un préjudice subi par l’enfant”.

                                Affirmer, comme on l’a fait, que les fautes sont causales dès lors que, sans elles, le dommage pouvait être évité[25] signifie, d’une part, qu’il eût mieux valu que l’enfant ne vînt pas au monde. Comment éviter le dommage si ce n’est en supprimant le malade ? Ce raisonnement conduit, d’autre part, à une distorsion sans précédent du lien de causalité et revient à imposer aux praticiens une obligation de résultat tenant à toute conception ou gestation médicalisée et portant sur la naissance d’un enfant en bonne santé. Or, la jurisprudence hésite à étendre une telle obligation aux actes les plus banals de la médecine[26].

                                On en arrive à mettre sur le même plan l’action de l’enfant né avec un handicap lié à l’état pathologique de sa mère et celle du mineur qui, à la suite d’une faute médicale commise lors de l’accouchement [27], peut invoquer la règle infans conceptus pour obtenir réparation de son préjudice qui a été directement causé par cette faute, de sorte que le problème du lien de causalité ne se pose pas.

                                Par ailleurs, se référant aux propos de Mme P... tels que relatés par les juges du fond, l’arrêt de cassation tient pour acquis que si elle avait été informée, l’intéressée aurait nécessairement pratiqué une interruption volontaire de grossesse Il s’agit là d’une présomption de “comportement normal”[28] que même une probabilité statistique produite par la banalisation de l’avortement ne suffit pas à établir car une incertitude existera toujours sur ce qu’aurait été l’attitude de la femme enceinte confrontée à un diagnostic défavorable [29].

                                La femme se trouve, en tout cas, prise au piège de sa déclaration d’intention considérée comme une manifestation définitive de sa volonté d’avorter alors qu’elle dispose d’une faculté éminemment personnelle et qu’il lui est loisible de changer d’avis jusqu’au dernier moment. On ne saura jamais ce qu’elle aurait finalement décidé.

                                Que devient, dans ces conditions, sa liberté si fortement proclamée ?[30]

                                Il est, au demeurant, singulier que l’enfant puisse se prévaloir de la certitude que ses parents auraient programmé son élimination s’ils avaient connu, en temps opportun, le risque de handicap.

                                Cette dernière remarque nous conduit à constater qu’une confusion a été opérée par la première chambre civile entre la cause du handicap -la rubéole- et la cause de la naissance de l’enfant à laquelle les fautes des praticiens ont contribué dans la mesure où elles ont empêché la mère de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Sous le prétexte d’indemniser un handicap alors que celui-ci ne peut être rattaché par un lien de causalité au comportement fautif des praticiens, n’est-ce pas, en réalité, la naissance et donc la vie de l’enfant qui sont considérées comme un préjudice ? On retrouve ici la question du début :  Nicolas P... peut-il se plaindre d’être né avec un handicap congénital au lieu de ne pas être né ?

a)                                           L’existence hypothétique d’un préjudice indemnisable.

                                A l’interrogation qui est au coeur du débat, la doctrine a, très majoritairement, apporté une réponse négative. Mais on citera d’abord Mme V. PECRESSE pour qui “un enfant  ne peut pas se plaindre d’être né tel qu’il a été conçu par ses parents, même s’il est atteint d’une maladie incurable ou d’un défaut génétique, dès lors que la science médicale n’offrait aucun traitement pour le guérir in utero. Affirmer l’inverse serait juger qu’il existe des vies qui ne valent pas la peine d’être vécues et imposer à la mère une sorte d’obligation de recourir, en cas de diagnostic alarmant, à une interruption de grossesse[31].

                                M. P. MURAT dénonce “l’analogie vicieuse” qui a conduit à admettre l’action de l’enfant au même titre que l’action des parents. Il ajoute, à propos de l’enfant, que “son handicap ou sa douleur sont consubstantiels à sa qualité d’être humain” et “qu’en gardant la vie il n’a rien perdu... Juger du contraire revient à poser, officiellement, une pernicieuse hiérarchie entre des vies qui sont toutes uniques et non susceptibles d’être réduites à tel ou tel handicap[32].

                                De son côté, Mme J. ROCHE-DAHAN, après avoir souligné “qu’à aucun moment la Cour de cassation ne prend la peine de définir la nature exacte du préjudice dont le médecin est tenu responsable”, déplore que le dommage pris en compte soit “ le fait d’être en vie” et conteste la légitimité de l’intérêt sur lequel se fonde l’action de l’enfant [33].

                                On a fait valoir, à l’opposé, “qu’il y a plus d’inconvénient à vivre diminué physiquement et/ou intellectuellement que ne pas vivre[34]. Mais à partir de quel seuil, le handicap rend-t-il la vie intolérable ? Il faudrait savoir ce qu’en pensent les intéressés eux-mêmes, étant observé que l’on rencontre des handicapés qui sont heureux de vivre tandis que des personnes  parfaitement constituées souffrent du mal de vivre. Le problème, ainsi que l’a pertinemment relevé  Mme M.A. HERMITTE, est que cette question ne peut recevoir qu’une réponse personnelle que l’enfant est incapable de donner. “Permettre à la société ou à ses parents de la donner en son nom revient à ne pas tenir compte du conflit d’intérêt et d’appréciation qui peut exister. C’est, en fait, indécidable au sens fort du terme[35].


 

                                Quant à l’argument selon lequel le préjudice des parents postule celui de l’enfant[36], il n’est rien d’autre qu’un sophisme[37]. Les parents subissent, en effet, un préjudice qui leur est propre et qui résulte des fautes médicales, celles-ci ne leur ayant pas permis de prendre une décision éclairée s’agissant de l’interruption de la grossesse ou de sa poursuite et, dans cette éventualité, de se préparer psychologiquement et matériellement à accueillir l’enfant handicapé.

                                Sur la nature du préjudice éprouvé par Nicolas P...,  la Cour d’Orléans s’est livrée à une analyse que les pourvois ne discutent pas. Force est de constater, avec elle,  qu’aucun traitement n’étant possible in utero, l’enfant n’avait d’autre alternative que de naître infirme ou de ne pas naître[38], le pouvoir d’empêcher sa naissance étant d’ailleurs entre les mains de sa mère.

                                L’enfant qui souffre de multiples maladies et affections est lourdement handicapé.  Tel est son préjudice effectif, aggravé par l’absence de soins palliatifs médicaux en l’état des données de la science.

                                La cour d’appel a aussi constaté l’évidence : les fautes médicales n’ont pas provoqué le handicap. Celui-ci étant congénital (ou génétique) n’a pas d’auteur. Il n’existe et n’est subi par l’enfant que parce que celui-ci est né au lieu d’être mort. Il est inhérent à sa personne.

                                C’est donc bien, comme l’avait compris la doctrine,  la naissance et la vie même de l’enfant qui constituent le préjudice dont il est demandé réparation contrairement à la position de principe prise tant par la Cour de cassation que par le Conseil d’Etat [39] .  Autrement dit, l’action exercée en son nom tend à l’indemniser du fait de ne pas avoir été avorté. Cette action n’est qu’un substitut processuel à un avortement qui n’a pas eu lieu. La preuve en est que les époux Perruche ont invoqué, dans leurs écritures, la perte de chance que représente pour leur fils le fait d’être né handicapé [40]. Mais, comme l’indique l’arrêt, l’enfant n’avait aucune chance de naître “normal” ou avec un handicap moins grave. La chance perdue est celle ne pas avoir bénéficié des bienfaits de l’article L 162-1 ou de l’article L 162-12 du code de la santé publique.

                                Bref, le dommage c’est la vie et l’absence de dommage c’est la mort. La mort devient ainsi une valeur préférable à la vie. N’y a-t-il pas là une perversion du concept de dommage ?


 

                                S’exprimant sur ce sujet, le doyen CARBONNIER avait ainsi résumé son point de vue : “La vie même malheureuse n’est-elle pas toujours préférable au néant ?”[41].

                                Sans nous engager dans une querelle qui touche à la philosophie voire à la théologie, il nous paraît possible, en définitive, de dire qu’en la cause, si l’enfant se trouve dans un état dommageable que sa naissance a seulement révélé,  il n’a pas été pour autant victime d’un acte dommageable imputable à une personne déterminée. Le fait de la nature n’est pas le fait de l’homme.

                                Par suite, le préjudice invoqué n’est pas juridiquement réparable.

                                Les choix effectués jusqu’ici ont des conséquences qui suscitent la perplexité ou sont préoccupantes.

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