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CONCLUSIONS de Monsieur l’Avocat Général SAINTE-ROSE

PRÉAMBULE

               

                                Un enfant atteint d’un handicap congénital ou d’ordre génétique peut-il se plaindre d’être né infirme au lieu de n’être pas né ? Telle est la délicate question qui vous est posée par le présent pourvoi.

                                La pénible affaire qui a donné lieu au procès opposant les époux P... à un médecin, M. X... et  à un laboratoire de biologie médicale s’inscrit dans un contexte qu’il convient d’évoquer brièvement.

                                Depuis une vingtaine d’années, la conjonction des progrès des sciences biomédicales et des dispositifs législatifs favorisant la maîtrise de la reproduction humaine a fait apparaître de nouvelles hypothèses de responsabilité médicale et hospitalière qui placent les juristes devant des choix cruciaux.

                                On assiste, en effet, à la montée d’un contentieux indemnitaire lié à la naissance d’un enfant non désiré ou qui cesse de l’être car, en raison de son état de santé, il ne répond plus à l’attente de ses parents. Ceux-ci considèrent cette naissance, médicalement assistée, comme un préjudice dès lors qu’elle aurait pu ou dû être évitée.

                                Concrètement, les situations litigieuses qui ont trouvé leur épilogue devant les juridictions judiciaires ou administratives ont concerné soit l’échec d’une interruption de grossesse ou d’une stérilisation (lorsque que ces interventions médicales n’ont pu empêcher une naissance), soit l’inefficacité d’un examen prénatal qui recouvre des modalités diverses (amniocentèse, test de rubéole, échographie) et dont l’objet est de détecter les maladies graves affectant l’embryon ou le foetus, soit la fausseté d’un diagnostic anteconceptionnel qui permet le dépistage des maladies héréditaires et des sujets susceptibles de les transmettre.

                                Les parents agissant tant en leur nom personnel qu’au nom de leur enfant dont le  handicap n’a été découvert qu’après sa naissance, deux sortes d’actions doivent être distinguées même si, dans la pratique, elles sont exercées simultanément : l’une qui tend à l’indemnisation du préjudice des parents et que la terminologie américaine appelle action en wrongful birth, l’autre intentée pour le compte du mineur ou action en wrongful life et visant à réparer le préjudice correspondant à la vie diminuée qu’il est amené à vivre.

                                En dépit des variétés des situations médicales et des différences régissant les rapports entre les professionnels de la santé et leurs patients selon que la naissance a eu lieu dans un hôpital ou une clinique privée - le cadre étant légal et réglementaire dans le premier cas, contractuel dans le second, une jurisprudence bien établie admettant l’existence d’un accord tacite(1) dont elle a précisé le contenu - les juridictions des deux ordres s’en tiennent aux conditions classiques de la responsabilité, étant précisé que la faute doit être contraire aux données actuelles de la science et appréciée à l’aune d’une obligation de moyens.

                                Toutefois, l’application plus ou moins problématique des mécanismes de responsabilité civile ou publique aux interrogations que suscite un phénomène aussi complexe que la naissance n’a pas seulement soulevé des difficultés d’ordre technique (identification des préjudices, causalité). Comme l’a écrit le professeur J. HAUSER : “La logique (la folie) réparatrice a des implications philosophiques... il serait peut-être temps de s’en inquiéter[2]. Se posent, en effet, des questions existentielles ayant trait au droit à la vie, à l’avortement voire à l’eugénisme qui, dans leur dimension éthique, ont une portée universelle. Dans leur dimension juridique, ces questions ne permettent pas de réduire le débat à un simple problème d’indemnisation car elles touchent aux principes fondamentaux du droit des personnes et de la famille. Une place particulière doit être faite ici au principe de dignité de la personne humaine qui connaît, de nos jours, un regain de faveur tant en jurisprudence[3]        Conseil d’Etat : 27 octobre 1995, commune de Morsang-sur-Orge, Rec. p. 372, RFD adm. p. 1204, conclusions FRYDMAN ; JCP 1996, II 22360, note F. HAMON. qu’en doctrine[4]. Nombre de textes de notre droit positif, notamment en matière de déontologie médicale (décret du 6 septembre 1995) ou de bioéthique (lois du 29 juillet 1994) se référent à ce principe posé à l’article 16 du Code civil et qui peut apporter sinon des solutions incontestables du moins un éclairage utile.

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I -            LES FAITS ET LA PROCÉDURE

                                Venons-en aux faits qui sont simples. M. X..., généraliste et médecin de la famille P... a constaté, le 17 avril 1982, sur la fille du couple âgée de quatre ans, une éruption cutanée évoquant la rubéole, les mêmes signes étant relevés le 10 mai suivant sur la personne de la mère.

                                Il a donc prescrit la recherche d’anticorps rubéoleux d’autant que Mme P... lui avait indiqué qu’elle pensait être enceinte et qu’elle entendait interrompre sa grossesse en cas de rubéole, maladie infectieuse et contagieuse qui peut provoquer de graves malformations du foetus lorsqu’elle atteint une femme non immunisée.

                                Un prélèvement effectué le 12 mai 1982 par le laboratoire de biologie médicale d’Yerres étant négatif et la grossesse se confirmant, le même laboratoire a procédé, quinze jours plus tard, à la demande du médecin, à un second prélèvement qui s’est avéré positif, faisant état de la présence d’anticorps.

                                Compte tenu de ces résultats contradictoires, le laboratoire, se conformant à la réglementation, a procédé à un nouveau titrage du prélèvement initial. Le résultat de cette analyse de contrôle a été présenté comme identique à celui obtenu après le second prélèvement.

                                Il en fut conclu que Mme P... était immunisée contre la rubéole, le caractère positif des deux prélèvements et la stabilité du taux des anticorps étant les signes manifestes d’une infection déjà ancienne insusceptible d’affecter l’enfant à naître.

                                Le 14 janvier 1983, Mme P... a mis au monde un garçon prénommé Nicolas qui a développé, un an plus tard, de multiples troubles neurologiques ainsi que des séquelles (surdité, rétinopathie, cardiopathie, retard intellectuel) qui paraissaient avoir pour origine une rubéole congénitale contractée pendant la vie intra-utérine.

                                Ce que devait confirmer l’expert désigné, en référé, le 13 septembre 1988, à la requête des époux P...

                                Il ressort du rapport d’expertise et il n’est pas contesté que le résultat de l’analyse de contrôle était dû à une erreur du laboratoire et que le médecin avait fait preuve, en l’occurrence, d’absence de sens critique.

                                Les époux P... ont alors assigné au fond M. X... et le laboratoire de biologie médicale d’Yerres ainsi que leurs assureurs respectifs, la Mutuelle d’assurance du corps sanitaire français (MACSF) et la Mutuelle des pharmaciens (MDP) devant le tribunal de grande instance d’Evry.

                                Par jugement du 13 janvier 1992, ce tribunal a retenu que le praticien et le laboratoire avaient commis des fautes, les a déclarés responsables de l’état de santé de Nicolas P... et condamnés in solidum avec leurs assureurs à payer une provision à valoir sur son préjudice corporel, faisant également droit à la demande de la CPAM de l’Yonne tendant au remboursement de ses prestations. Il a sursis à statuer jusqu’au résultat d’une expertise en ce qui concerne le préjudice invoqué par Mme P...

                                Par arrêt du 17 décembre 1993, la cour d’appel de Paris a partiellement infirmé le jugement et ordonné la restitution des sommes versées à titre de provision aux motifs que “le préjudice de l’enfant n’est pas en relation de causalité avec les fautes commises” et que “ les séquelles dont il est atteint ont pour seule cause la rubéole que lui a transmis in utero sa mère”.

                                Sur les pourvois des époux P... et de la CPAM, la première chambre civile a, par arrêt du 26 mars 1996, cassé la décision entreprise en ce qu’elle a “dit que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec les fautes commises et en ce qu’il a condamné M. P... ès qualités et la CPAM à restitution des sommes reçues à titre de provision”.

                                La cassation intervenue est donc limitée à la demande d’indemnisation formée au nom de l’enfant.

 

                                Statuant comme cour de renvoi, la cour d’appel d’Orléans a refusé de s’incliner ;  le dispositif de son arrêt en date du 5 février 1999 énonce que “l’enfant Nicolas P... ne subit pas de préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises par le laboratoire de biologie médicale d’Yerres et le docteur X...” et ordonne le remboursement des provisions.

                                Contre cet arrêt de “rébellion”, les époux P... ont régulièrement formé un nouveau pourvoi en cassation le 14 avril 1999 et produit un mémoire ampliatif le 15 septembre suivant.

                                Des mémoires en défense ont été déposés par les autres parties, la CPAM ayant formé un pourvoi incident et M. K... venant aux droits du laboratoire.

                                La procédure paraît régulière.

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