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Rapport de M Pierre SARGOS
Conseiller à la Cour de cassation

I . SUR LES FAITS ET LA PROCÉDURE

1. 17 avril 1982 : M. X..., qui est le médecin de famille des époux P..., constate que la fille du couple, alors âgée de quatre ans, présente une éruption cutanée évoquant la rubéole.

2. 10 mai 1982 : le même praticien constate que Mme P..., alors âgée de 26 ans, présente à son tour une éruption identique à celle de sa fille, associée à une fébrilité et à des adénopathies, qui sont le signe de la rubéole .

Or si la rubéole, maladie infectieuse virale, est généralement sans conséquences graves chez l'enfant et chez l'adulte, il en est autrement lorsqu'elle atteint une femme enceinte non immunisée . Un ouvrage qui fait autorité en la matière, le "Dictionnaire des maladies infectieuses" de Didier Raoult ( Edition Elsevier , 1998) précise ainsi que "lorsque l'infection maternelle a lieu avant la 11° semaine d'aménorrhée, le risque d'infection foetale est très élevé (environ 90 %)". Et cette infection a pour le foetus des conséquences d'une exceptionnelle gravité, connues sous le nom de syndrome de Gregg, à savoir, des lésions auditives (surdité), oculaires (allant jusqu' à la cécité), cardiaques et mentales. Ce risque majeur de naissance d'une enfant aveugle, sourd-muet et mentalement atteint a d'ailleurs conduit le ministère français de la santé à imposer en 1978 le diagnostic sérologique de la rubéole lors de l'examen prénuptial des femmes de moins de cinquante ans.

Lorsque l'atteinte rubéolique a été constatée chez Mme P..., elle pensait être enceinte. Le docteur X..., conformément aux exigences des données acquises de la science en la matière, a prescrit un séro-diagnostic de la rubéole que sa patiente a fait réaliser par un laboratoire de biologie médicale (aux droits duquel est maintenant M. K... ).

3. 12 mai 1982 :Un premier prélèvement est fait. Il se révèle négatif .

4. 27 mai 1982 : Un second prélèvement est réalisé par le même laboratoire. Il se révèle positif avec une présence d'anticorps au taux de 1/160.

A cette même date la grossesse de Mme P... est confirmée.

5. Eu égard à ces résultats contradictoires des deux prélèvements le laboratoire a procédé - comme le prévoit la réglementation - à une analyse de contrôle d'un échantillon conservé du premier prélèvement du 12 mai.

Le résultat de cette analyse de contrôle - communiqué au docteur X...par Mme P...- fût présenté comme étant positif avec un taux d'anticorps de 1/160.

6. Or - et ce point ne fait l'objet d'aucune contestation - les conséquences du fait que les résultats des deux prélèvements soient ou non différents sont capitales :

* si le premier prélèvement du 12 mai était bien négatif et le second du 27 mai positif, il en résultait que Mme P... présentait une rubéole en cours avec le risque majeur d'atteinte du foetus.

** si, par contre, les deux prélèvements étaient positifs, il s'agissait de simples traces d'une rubéole ancienne insusceptible d'affecter l'enfant à naître.

7. 14 janvier 1983 : Mme P... met au monde un garçon, prénommé Nicolas, qui a présenté la quasi totalité des manifestations du syndrome de Gregg : troubles neurologiques graves, surdité bilatérale, rétinopathie (oeil droit ne voyant pas et glaucome ), et cardiopathie, impliquant en permanence l'assistance d'une tierce personne . Il n'est pas contesté que l'état de l'enfant est consécutif à la rubéole congénitale contractée pendant la vie intra-utérine.

8. Après avoir obtenu en référé le 13 septembre 1988 la désignation d'un expert, dont le rapport a été déposé le 17 juillet 1989, Mme P... et son mari ont assigné au fond le docteur X...et son assureur, la mutuelle d'assurance du corps sanitaire français (MACSF) ainsi que le laboratoire de biologie médicale, et son assureur, la mutuelle des pharmaciens (MDP).

9 . Par jugement du 13 janvier 1992 le tribunal de grande instance d 'Evry, se fondant sur divers éléments qu'il est inutile de discuter dés lors qu'ils ne sont plus en question devant la cour de cassation, a retenu que le docteur X...et le laboratoire avaient commis une faute en ce qui concerne l'analyse de contrôle du premier prélèvement du 12 mai 1982, qui était en réalité négative alors qu'elle avait été présentée comme positive.

Cette juridiction a donc déclaré le praticien et le laboratoire "responsables de l'état de santé de Nicolas P..." et les a condamnés in solidum avec leur assureur respectif à payer une provision de 500 000 francs à valoir sur son préjudice corporel et 1.851.128 F à la CPAM de l'Yonne au titre des prestations versées. Elle a sursis à statuer jusqu'au résultat d'une expertise en ce qui concerne le préjudice de Mme P...

10. Le docteur X... a interjeté appel de ce jugement en soutenant que le laboratoire était le seul responsable de l'erreur, tandis que ce dernier ne contestait pas sa faute, se bornant à critiquer le seul partage de responsabilité .

Par son arrêt du 17 décembre 1993 la cour d'appel de Paris (1ère chambre, section B) a retenu que le médecin avait commis une faute "dans l'exécution de son obligation contractuelle de moyens" et qu'il devait en réparer les conséquences dommageables pour Mme P... dès lors "qu'elle lui avait fait connaître sa volonté et celle de son mari d'interrompre la grossesse en cas de rubéole" . L'arrêt a donc confirmé le jugement "en ce qu'il a déclaré responsable in solidum le laboratoire de biologie médicale et le docteur X... , ainsi que leurs assureurs respectifs ... des conséquences dommageables causées par leurs fautes respectives" . Ce chef du dispositif de l'arrêt du 17 décembre 1993 est irrévocablement passé en force de chose jugée .

Mais la cour d'appel a réformé pour le surplus et dit "que le préjudice de l'enfant Nicolas P... n'est pas en relation de causalité avec les fautes commises" et que les sommes versées en exécution du jugement devraient être remboursées. Au soutien de ces chefs de sa décision la cour d'appel a énoncé en substance que :

- le fait pour l'enfant de devoir supporter les conséquences de la rubéole faute pour la mère d'avoir décidé une interruption de grossesse ne peut, à lui seul, constituer pour l'enfant un préjudice réparable.

- les séquelles dont est atteint Nicolas P... ont pour seule cause la rubéole que lui a transmise in utero sa mère .... cette infection au caractère irréversible est inhérente à la personne de l 'enfant et ne résulte pas des fautes commises ...

11 . Contre cet arrêt les époux P... ont formé un premier pourvoi en cassation. Leur premier moyen (repris par le pourvoi de la CPAM de l'Yonne) reprochait à la cour d'appel d'avoir ainsi exclu tout lien de causalité entre le préjudice de leur enfant et les fautes "alors que, dés lors qu'il résulte des constatations de l'arrêt que, alors que les parents avaient marqué leur volonté en cas de rubéole de recourir à un avortement, la faute de diagnostic du médecin et d'analyse du laboratoire avait faussement induit les parents dans la croyance que la mère était immunisée contre la rubéole, il en résultait qu'il existait un lien de causalité entre les fautes du médecin et du laboratoire et la perte d'une chance pour l'enfant d'éviter de supporter les conséquences de la rubéole contractée par la même en début de grossesse , si bien que la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard de l'article 1147 du code civil".

Par arrêt du 26 mars 1996 (civ I bull n°156 p 109) la première chambre civile a accueilli ce moyen et prononcé une cassation dans les termes suivants "Attendu qu'en statuant ainsi (cf les motifs résumés au n° 11), alors qu'il était constaté que les parents avaient marqué leur volonté, en cas de rubéole, de provoquer une interruption de grossesse et que les fautes commises les avaient faussement induits dans la croyance que la mère était immunisée, en sorte que ces fautes étaient génératrices du dommage subi par l'enfant du fait de la rubéole de sa mère, la cour d'appel a violé le textes susvisé "

La cassation prononcée est expressément limitée à la seule question du lien de causalité entre les fautes commises et le préjudice de l'enfant et au remboursement des provisions allouées par le TGI d'Evry.

12. Statuant comme cour de renvoi, la Cour d'Orléans, par arrêt du 5 février 1999 a, dans son dispositif "dit que l'enfant Nicolas P... ne subit pas de préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises par le laboratoire de biologie médicale et le docteur X..." et ordonné le remboursement des sommes allouées par le TGI d'Evry. Il s'agit donc d'un arrêt de "rébellion" sur la motivation duquel on reviendra dans la seconde partie de ce rapport.

13 . Contre cet arrêt, signifié à partie le 22 février 1999, les époux P... ont formé un pourvoi en cassation le 14 avril 1999 par le ministère de M° Choucroy, qui a déposé un mémoire ampliatif le 15 juin 1999, signifié aux autres parties le 29 juin.

Le 29 septembre1999 la CPAM de l'Yonne a déposé un mémoire en défense et formé un pourvoi incident (M° Gatineau) en demandant une somme de 19 000 francs au titre de l'article 700 du NCPC. Le même jour M. X...et la MACSF ont déposé un mémoire en défense (M° Le Prado); il en a été de même de la mutuelle des pharmaciens et de M. K..., venant aux droits du laboratoire (SCP Piwnica et Molinié).



II. SUR LES MOYENS DES POURVOIS

14. Comme on l'a indiqué il y a contre l'arrêt attaqué deux pourvois : le pourvoi principal des époux P... et le pourvoi incident de la CPAM de l' Yonne.

Chacun de ces pourvois comporte trois moyens.

Mais seuls le deuxième moyen du pourvoi principal, en sa première branche, et le deuxième moyen du pourvoi incident, concernent la question du préjudice personnel de l'enfant handicapé lorsque son handicap a été contracté in utero ou, situation voisine, est inhérent à son patrimoine génétique. Il s'agit de ce que nous proposons d'appeler le handicap d'origine endogène.

Or c'est cette unique question qui a été l'objet de l'arrêt de "rébellion" de la cour d'Orléans et qui motive le renvoi devant l'Assemblée plénière.

Dés lors, dans le souci d'aller immédiatement à l'essentiel on abordera en premier lieu cette question, l 'examen des autres griefs étant renvoyé in fine.

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